Le Comité ad hoc de l'Internationale Socialiste sur « Des solutions progressistes pour un monde en mutation : tirer parti de la technologie, de l’IA et des réseaux sociaux » s'est tenu à Tirana du 21 au 23 mars 2025, accueilli par le membre de l'IS, le Parti socialiste d'Albanie.
Pedro Sánchez : La technologie doit servir la démocratie
Le Président de l'Internationale Socialiste et Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez (vidéo), a remercié le Premier ministre hôte et vice-président de l'IS, Edi Rama, ainsi que le Parti socialiste d'Albanie pour leur hospitalité, et a adressé un message clair :
La transformation numérique, l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux transforment notre manière de vivre, de communiquer et de participer à la démocratie.
Il a averti que la désinformation ne connaît pas de frontières—ce qui commence dans un pays peut influencer les élections ailleurs—et a souligné que la radicalisation algorithmique et les discours de haine en ligne ne sont pas accidentels, mais systémiques. « Nous devons agir de manière décisive pour garantir que la technologie serve la démocratie, et non qu’elle la menace. »
Le Président de l'Internationale Socialiste a appelé à la régulation, à la coopération et à la mobilisation des réseaux progressistes. « Notre solidarité transfrontalière est notre plus grande force. Nous devons transformer les idées en action, et les propositions en politiques. »
Chantal Kambiwa : Une rencontre particulière – Vers la Déclaration de Tirana
La Coordinatrice générale de l’Internationale Socialiste a remercié le parti hôte et Romina Kuko pour leur accueil chaleureux, en soulignant que ce n’est pas une réunion ordinaire. Les Comités Ad Hoc représentent un espace différent au sein de l’IS. Leur but n’est pas seulement d’échanger des points de vue, mais, par un processus participatif et dynamique, de construire collectivement des positions politiques claires, opportunes et utiles. Des idées qui seront reflétées dans la Déclaration de Tirana qui sera adoptée lors du prochain Conseil de l’IS à Istanbul (mai 2025). Ce texte vise à devenir une base commune pour notre agenda politique numérique. « Ce ne sont pas des problèmes isolés », a rappelé la Coordinatrice générale de l’IS. « Ce sont des défis mondiaux qui exigent une réponse progressiste globale. »
Edi Rama : Investir dans l’innovation, renforcer l’intégration européenne
L’hôte de la réunion, Edi Rama, Premier ministre d’Albanie et Vice-président de l’Internationale Socialiste, a souhaité la bienvenue aux participants à Tirana, une ville transformée par une gouvernance progressiste, une capitale qu’il a décrite comme un symbole de fierté et de changement.
Il a mis en avant l’utilisation stratégique de l’intelligence artificielle par l’Albanie pour aligner la législation nationale sur l’acquis européen, en collaboration avec Mira Murati, l’une des architectes de ChatGPT et elle-même d’origine albanaise. Edi Rama a souligné que l’investissement dans l’innovation n’est pas seulement technique—il est politique. C’est un signe que l’Albanie prend son avenir européen au sérieux.
Mais son message le plus marquant fut une défense de la politique elle-même.
« La politique n’est pas le problème—c’est le seul moyen de construire des solutions collectives. » Il a conclu son discours en mentionnant l’importance de créer un réseau mondial d’académies politiques pour former les nouvelles générations à la démocratie, à l’éthique et à la pensée critique. « Sans politique, il n’y aurait pas de démocratie, pas de droits humains, pas d’Union européenne. »
Paul Magnette, président du Comité Europe de l’IS, a réitéré la solidarité de l’Internationale Socialiste avec notre parti membre turc, le CHP, concernant l’emprisonnement du maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, et a salué l’initiative d’organiser cette réunion, en soulignant l’importance de discuter des technologies, de l’IA et des réseaux sociaux dans un monde où ces questions ont un fort impact sur la politique. Il a analysé comment, en Europe, l’extrême droite utilise l’IA dans la communication.
À la suite de la session d’ouverture, la Vice-présidente exécutive de l’IS, Paulina Lampsa, a présenté la méthodologie et les conclusions du premier Comité Ad Hoc de l’IS qui s’est tenu à Ankara les 6 et 7 septembre 2024. Elle a souligné que l’IS est un espace unique pour discuter de la manière dont les enjeux mondiaux ont aujourd’hui des implications aux niveaux régional, national et global. Aucun pays ne peut affronter ces défis seul.
La quatrième révolution technologique a créé de nombreuses possibilités d’améliorer notre quotidien dans de nombreux secteurs : emploi, santé, éducation, sécurité, communication, mais sans coopération internationale sur la manière de gérer et réguler cette transformation rapide, il sera difficile d’éviter des conséquences négatives liées aux inégalités, au contrôle des algorithmes et des données, aux ingérences politiques, à la désinformation et à la fracture numérique.
La Vice-présidente de SI Femmes, Hella Ben Yousef, a fait remarquer que pour que la transformation technologique mondiale soit équitable, elle doit adopter une perspective féministe.
L’intelligence artificielle n’est pas neutre. Elle reflète les structures de pouvoir de ceux qui la conçoivent et la forment. Sans les femmes—particulièrement celles du Sud global—dans la chaîne de développement, l’IA continuera à reproduire l’exclusion au lieu de la remettre en question.
Une perspective féministe insiste sur l’intégration de la participation, de la représentation et de l’équité à tous les niveaux de l’infrastructure numérique. L’équité doit être un principe de conception fondamental, et non une correction après coup. Des ensembles de données inclusifs, un accès équitable aux infrastructures et une application éthique ont tous été nommés comme conditions nécessaires pour un avenir numérique démocratique.
Les participants ont convenu qu’il est nécessaire de créer une alliance mondiale d’acteurs progressistes pour élaborer des normes partagées et des cadres réglementaires pour l’IA et les technologies numériques.
Il y a eu un soutien à une régulation équilibrée—des politiques qui permettent l’innovation tout en garantissant la sécurité et l’équité—ainsi qu’à des mécanismes de lutte contre la tromperie via l’IA, y compris la simulation d’alignement et la désinformation à grande échelle. Les conclusions de la réunion sont reflétées dans la Déclaration de Tirana adoptée à l’unanimité.
Déclaration de Tirana
À Tirana, en Albanie, des représentants des partis membres de l’Internationale Socialiste, ainsi que des invités spéciaux, se sont réunis pour échanger leurs points de vue sur les défis liés à la technologie, à l’intelligence artificielle et aux nouvelles formes de communication, et ont convenu des conclusions suivantes :
La cinquième révolution technologique a transformé le monde à un rythme extrêmement rapide, affectant non seulement notre mode de vie, mais aussi le paysage sociopolitique et les dynamiques de pouvoir entre les États, les citoyens et les entreprises. Ces changements, s’ils sont correctement régulés et gérés, peuvent apporter de nombreux bénéfices à l’humanité, car les avancées en matière de connaissance, de science, de technologie et d’innovation peuvent être fondamentales pour construire des sociétés durables, inclusives et humaines. Dans le cas contraire, elles risquent d’élargir les inégalités et de saper les fondements de nos démocraties.
Pour adapter le monde à cette nouvelle réalité, il est primordial de garantir la coopération internationale, comme mentionné dans le Pacte pour l’avenir des Nations Unies, y compris le Pacte numérique mondial. Les conséquences complexes de la cinquième révolution technologique n’affectent pas toutes les régions et continents de la même manière. Cela doit être pris en compte, et l’Internationale Socialiste examinera plus en profondeur cette question. Nous constatons actuellement que la convergence technologique n’améliore pas nécessairement les inégalités sociales et économiques à moins qu’elle ne fasse partie d’un programme progressiste global.
La gouvernance, la sécurité, la santé, l’éducation, la communication et notre manière de travailler ont besoin d’initiatives novatrices pour préparer nos sociétés à l’avenir avant qu’il ne soit trop tard. L’égalité des genres doit être au cœur de cette transformation, qui doit inclure l’ensemble des acteurs de la société. Les partis politiques progressistes, les municipalités, les gouvernements et les think tanks doivent être à l’avant-garde de cet effort.
Les conséquences sociales de l’intelligence artificielle doivent être abordées d’urgence. Dans de nombreux secteurs, l’utilisation croissante de l’IA et de l’automatisation réduira la demande de main-d’œuvre humaine, entraînant un déplacement potentiel des emplois à grande échelle. Cela pourrait fortement perturber nos sociétés, en particulier là où les protections et filets de sécurité sont insuffisants.
Nous pensons que la politique publique doit intervenir pour protéger les moyens de subsistance, soit en préservant les emplois existants par l’adaptation et la montée en compétences, soit en assurant une compensation équitable en cas de perte d’emploi.
Les entreprises qui bénéficient de ces transitions doivent contribuer au coût social, que ce soit par la fiscalité, l’investissement dans des programmes de formation à l’échelle nationale, ou d’autres mécanismes redistributifs qui défendent la dignité du travail et la justice sociale.
L’évolution technologique crée une fracture générationnelle qui devient de plus en plus évidente. Les membres de la génération Y (18–34 ans) dépendent fortement des outils technologiques. Mais à mesure que ces outils deviennent partie intégrante de la vie quotidienne dans de nombreux secteurs professionnels et activités courantes, les générations plus âgées sont confrontées à de nouveaux défis. Tandis que le monde numérique et le métavers transforment les perceptions, l’éducation, la formation et l’apprentissage tout au long de la vie doivent être profondément repensés.
L’utilisation des Big Data peut améliorer l’innovation et l’efficacité dans divers secteurs, du gouvernement à la santé et à l’éducation. Toutefois, étant donné les énormes volumes de données personnelles collectées, conservées et analysées, des garanties sont essentielles pour protéger les droits à la vie privée.
De plus, l’ascension des grandes entreprises technologiques a engendré une concentration de pouvoir préoccupante, soulevant des questions liées à la vie privée, à la sécurité des données, à la domination des marchés et à la manipulation potentielle du discours public. Le coût croissant de la recherche pionnière en IA limite l’accès à la connaissance, créant une fracture entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas.
À l’ère de l’IA, la popularisation rapide de l’intelligence artificielle générative (IA générative) et des plateformes innovantes telles que Chat GPT accroît l’influence des grandes entreprises technologiques au-delà des frontières. La propriété des données et le contrôle des algorithmes ont de nombreuses répercussions sur les droits individuels et collectifs ; par conséquent, la situation actuelle peut être extrêmement préoccupante en l’absence de régulation adéquate.
Les avancées scientifiques et technologiques à usage sécuritaire et militaire ont des conséquences dans la sphère civile qui ne sont pas suffisamment prises en compte. L’utilisation de la reconnaissance faciale pour restreindre les libertés civiles dans plusieurs pays est un signe particulièrement inquiétant.
Dans la sphère politique, nous devons faire face à deux courants de pensée qui entravent les efforts en faveur d’un usage humain, équitable et intelligent de la science, de la technologie et de l’IA :
Le mouvement anti-science, qui conteste notamment le changement climatique, l’évolution et la médecine conventionnelle, et le mouvement d’extrême droite ou ultra-droite, qui utilise la technologie pour saper la démocratie et l’état de droit. Dans de nombreux cas, les partisans de ces deux courants partagent des récits et des stratégies communs.
Les deux utilisent la désinformation et la manipulation algorithmique pour promouvoir leurs idées. Les plateformes de médias sociaux, l’intelligence artificielle et les technologies fondées sur les données sont de plus en plus façonnées non seulement par des intérêts commerciaux, mais aussi par des acteurs politiques qui sapent les valeurs démocratiques et visent à remplacer la démocratie représentative par des modèles autoritaires de gouvernance.
La désinformation n’est pas anecdotique – elle est structurelle et favorise la mésinformation. Elle alimente les divisions, manipule les émotions et sape la confiance du public. Sa diffusion est amplifiée par l’utilisation de bots via des plateformes qui privilégient l’indignation au dialogue, la vitesse à la vérité et le profit au bien commun. C’est un outil très efficace pour ceux qui souhaitent exercer une influence politique et géopolitique discrète.
L’intelligence artificielle, lorsqu’elle n’est pas contrôlée, facilite le remplacement de la délibération démocratique par une prise de décision automatisée, dépourvue de pensée critique et de vérification des faits.
Les défis énumérés ci-dessus ne sont pas des problèmes intrinsèques à la révolution technologique. Ce sont des questions liées à des choix idéologiques et politiques.
Face à cette réalité, nous réaffirmons la responsabilité du mouvement progressiste international d’agir. Il est important de défendre nos valeurs démocratiques, mais aussi de réinventer nos sociétés DÈS MAINTENANT pour protéger les générations présentes et futures.
Par conséquent :
Nous, membres de l’Internationale Socialiste, nous engageons à un programme commun de résilience démocratique, de justice numérique et de transformation progressiste. Nous ne permettrons pas que l’espace numérique soit capturé par la politique de la peur, de la haine et de la discrimination, ni par des mouvements autoritaires et des oligarchies. Nous agirons — ensemble et à l’échelle mondiale — pour garantir que le changement technologique améliore la vie de tous les citoyens et serve les droits humains et la démocratie.
À travers le dialogue approfondi et continu que nous avons initié à Ankara et poursuivi à Tirana, nous nous engageons à promouvoir un cadre mondial pour la gouvernance démocratique de l’intelligence artificielle, fondé sur la transparence, des normes éthiques et la responsabilité.
Dans ce cadre, nous devons :
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Promouvoir et soutenir des législations garantissant l’équité algorithmique, la supervision publique et le droit de savoir comment sont prises les décisions qui affectent les citoyens.
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Défendre les droits des enfants et des jeunes face aux contenus toxiques, aux discours de haine et à l’exploitation numérique.
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Reconnaître l’éducation numérique comme un droit démocratique universel, à garantir par les systèmes éducatifs publics et l’apprentissage tout au long de la vie.
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Construire des écosystèmes technologiques inclusifs qui reflètent les voix, les expériences et le leadership des femmes et des communautés marginalisées, en particulier du Sud global.
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Mobiliser les partis et institutions progressistes pour reconquérir l’espace numérique avec des récits communs, des outils collectifs et un contenu émotionnellement engageant.
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Soutenir le développement d’alternatives publiques et open source aux plateformes numériques dominantes et aux modèles d’IA.
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Travailler au-delà des frontières pour contrer les stratégies numériques de l’anti-science et de l’extrême droite avec solidarité, coordination et détermination.
Cette déclaration est un appel à l’action. Depuis Tirana, nous lançons un effort collectif pour façonner un avenir numérique fondé sur la justice, la liberté, l’égalité et la dignité humaine.
Face à la fragmentation, nous choisissons la coopération.
Face au nihilisme, nous choisissons les valeurs.
Face à la manipulation, nous choisissons la démocratie.
Traduit de l’anglais